Publié le 23 mars, 2017 | par @avscci
0Critique – L’homme aux mille visages d’Alberto Rodriguez
Comme dans un miroir…
Un ex-agent secret engagé pour élucider un détournement de fonds qui menace de devenir un scandale d’État retourne la situation à son avantage et se venge de ses commanditaires en toute impunité. Tel est le point de départ plutôt tordu de L’Homme aux mille visages. Un titre accrocheur qui donne une idée assez juste du truand de haut vol qu’il prend pour héros. Un héritier espagnol d’Arsène Lupin qui détourne les ressources de l’État pour mieux l’escroquer et réussira à se placer sous sa protection pour échapper à sa justice.
Une ténébreuse affaire racontée avec virtuosité par un nouveau maître du cinéma ibérique, Alberto Rodriguez, ci-devant réalisateur des Sept Vierges et de La Isla minima dont on avait déjà pu apprécier le sens de la mise en scène et la sophistication. Son nouveau film est un dédale scénaristique dans lequel il nous entraîne en quatrième vitesse. Comme pour mieux nous perdre en chemin, puis nous retrouver le plus naturellement du monde. Entre-temps, il a su nous berner sans même qu’on s’en rende compte. Ce spectacle éminemment jubilatoire assume sa vertu ludique et joue sans vergogne avec nos nerfs. Au point d’utiliser la vérité comme un alibi, mais d’extrapoler sans vergogne. Bref, un polar virevoltant qui nous manipule, avec notre assentiment et pour notre plus grand plaisir.
Sur le plan romanesque, malgré sa ringardise de façade qui en fait une sorte d’anti-James Bond, Francisco Paesa est un personnage trop beau pour être vrai. Et pourtant, son histoire apparaît aussi abracadabrantesque qu’elle est authentique. Sous couvert de nous relater une affaire de corruption survenue dans les années 90, Alberto Rodriguez dresse un portrait accablant de la fragilité des institutions sur lesquelles repose la démocratie espagnole, mais aussi l’Union Européenne, et même le monde occidental dans son ensemble. Affleure une économie parallèle qui se trouve aujourd’hui au cœur d’un équilibre démocratique précaire dont elle menace les fondations, telle une bombe à retardement. Y compris en France. À travers ce quidam énigmatique dont le gouvernement espagnol a sollicité l’expertise pour éviter le naufrage et qui l’a laissé se retourner contre lui sans pouvoir réagir, et afin d’éviter de se voir éclaboussé par le scandale, c’est un système pyramidal particulièrement vulnérable que dénonce ce film brillant mais impitoyable. Le piège est béant. Il nous menace tous. Aujourd’hui encore plus qu’hier. Telle semble être la morale narquoise de ce jeu de construction impressionnant qui emprunte les voies du thriller le plus sophistiqué pour mieux les détourner. Sans jamais que la mise en scène essaie de prendre le pas sur son sujet, mais qu’elle le serve au mieux pour rehausser son éclat naturel.
À ne pas confondre avec le film homonyme consacré par Joseph Pevney il y a soixante ans à l’acteur caméléon Lon Chaney, campé à l’époque par James Cagney, L’Homme aux mille visages apparaît comme un numéro de haute voltige cinématographique élaboré avec la perfection miraculeuse d’une toile d’araignée aux coutures invisibles. Et le spectateur se trouve en son cœur, sans même s’en rendre compte. Prisonnier d’une intrigue tentaculaire où rien n’est jamais acquis. Il y a d’ailleurs assez peu de psychologie dans le regard de Rodriguez. Le projet se situe dans une sorte de no man’s land en terrain mouvant, entre des films politiques tels que L’Affaire Mattei (1972) de Francesco Rosi et Carlos (2010) d’Olivier Assayas, mais aussi des thrillers aussi sophistiqués que Heat (1995) de Michael Mann et La French (2014) de Cedric Jimenez, Le réalisateur ne semble guidé que par une obsession : séduire. Pas question pour lui de se poser en donneur de leçons. Ce film est une commande et il l’exécute en artisan zélé. Par ricochet, il y trouve matière à une réflexion vertigineuse sur l’ordre et la morale qui s’incarne à travers un personnage plus fascinant que séduisant. C’est un mouton enragé qui menace de contaminer l’ensemble du troupeau (ce fameux « système » contre lequel il est de bon ton de se révolter), de la part d’un orfèvre de la manipulation qui cherche avant tout à assouvir une vengeance personnelle en échappant à ses commanditaires et en devenant leur pire cauchemar. Comme un furoncle engendré par une démocratie à bout de souffle.
De nos jours, la phrase « Ceci est une histoire vraie » fait figure d’alibi pour bon nombre de films. Comme si elle justifiait à elle seule toutes les turpitudes, y compris les récits les plus anodins et les plus approximatifs. À croire que la réalité est devenue un argument promotionnel qui confère un supplément d’âme à tout ce qu’elle touche. Cette précaution liminaire ressemble aussi à l’invocation de circonstances atténuantes et donne bien souvent la désagréable impression que l’auteur ne croit pas lui-même à ce qu’il raconte. Peut-être parce qu’il n’a pas pris la peine de peaufiner son scénario et s’autorise quelques licences un peu trop voyantes. Mais attention à ne pas confondre la réalité avec la vérité. Quelles histoires sont donc à ce point extravagantes qu’elles ne peuvent paraître qu’invraisemblables ? Peut-être celle que raconte L’Homme aux mille visages. Parce que son personnage principal semble sorti tout droit de l’imagination trop fertile d’un de ces feuilletonistes d’il y a deux siècles qui devaient inventer chaque jour un stratagème susceptible de tenir leurs lecteurs en haleine, afin de les retrouver encore plus nombreux au rendez-vous dès le lendemain. Ce film rocambolesque à souhait remplit très précisément cette fonction ludique, tout en prêtant à réfléchir. Comme dans un miroir à peine déformant. n
Jean-Philippe Guerand
El Hombre de las mil carras Réal. : Alberto Rodriguez.
Scn. : Rafael Cobos et Alberto Rodriguez, d’après le livre de Manuel Cerdán. Dir. Phot. : Alex Catalán. Mus. : Julio de la Rosa. Mont. : José M. G. Moyano. Déc. : Pepe Dominguez del Olmo. Cost. : Fernando Garcia.
Int. : Eduard Fernández, José Coronado, Marta Etura, Carlos Santos.
Prod. : Antonio Asensio Mosbah, José Antonio Félez, Mercedes Gamero, Gervasio Iglesias, Mikel Lejarza et Francisco Ramos, pour Atresmedia Cine, Atresmedia, Atpica Films, Canal Sur Television, Distribuidora de Television Digital, El Espia de las mil caras, Movistar +, Sacromonte Films, Zeta Audiovisual.
Dist. : Ad Vitam. Durée : 2h03. Sortie France : 12 avril 2017.