Publié le 29 mars, 2016 | par @avscci
0Critique Midnight Special de Jeff Nichols
Au nom du fils prodigue
Dans son quatrième long métrage, et alors même que le suivant, Loving, en voie de finition pourrait se retrouver à Cannes, le réalisateur de Take Shelter et de Mud, sur les rives du Mississippi s’interroge une nouvelle fois sur l’influence de la tradition dans l’Amérique profonde, à travers l’irruption d’un être surgi de nulle part qui cristallise toutes les passions sur son passage et devient l’enjeu de causes qui le dépassent. Film gigogne, Midnight Special prend pour centre de gravité la quintessence de l’innocence, en la personne d’un enfant doté d’étranges pouvoirs. Avec pour enjeu la recomposition d’une famille américaine traditionnelle perçue comme une véritable menace par son entourage. Ouvertement influencé par Terrence Malick dont il partage la fascination pour les grands espaces, Jeff Nichols dénonce une fois de plus l’intolérance face à ce qui peut paraître étranger, tout en s’inscrivant dans la tradition de Steven Spielberg par bien des aspects.
Réfugiés dans l’anonymat d’une chambre de motel sordide, deux hommes et l’enfant qu’ils ont kidnappé s’apprêtent à reprendre leur cavale, tandis que leurs visages s’affichent à la une des télévisions régionales en « Breaking News » qui insistent sur la dangerosité extrême des ravisseurs. Désireux de ne pas se faire repérer, ils roulent à tombeau ouvert sur une grande route, tous feux éteints. Comme s’ils pensaient devenir ainsi invisibles… Mais au-delà de ce fait divers, se dissimule une réalité ô combien plus complexe. Ailleurs, les membres d’une secte rassemblés pour écouter la bonne parole de leur gourou sont interpellés par les forces de police. Très vite, on comprend que l’enjeu de cette ténébreuse affaire est un garçonnet vraiment pas comme les autres qui est devenu une idole pour les zélotes et que l’un de ceux qui l’ont enlevé à sa nouvelle « famille » est en fait son père biologique, soucieux de son bien-être et de son équilibre mental, mais aussi animé par un réflexe de survie primaire.
Film après film, depuis le trop méconnu Shotgun Stories (2007), Jeff Nichols échafaude une œuvre dont chaque chapitre constitue une nouvelle avancée déterminante. Il nous entraîne cette fois en compagnie de deux hommes qui ont kidnappé un jeune garçon appartenant à une secte New Age dont le gourou l’a adopté. Mais l’un des ravisseurs se trouve être son père biologique et le gamin en question semble doué de pouvoirs irrationnels. En effet, dès qu’il retire les lunettes de plongée bleues dont il est affublé, une lumière intense émane de ses cavités oculaires et déclenche d’étranges phénomènes inexpliqués. En fait, chacun projette sur lui ses propres fantasmes et convoite ce trésor mystérieux dont il est détenteur. C’est d’ailleurs ce qu’a bien compris le chef de la secte (campé par un Sam Shepard formidable d’autorité naturelle) en lançant deux hommes de main aux trousses des fugitifs. Car il sait que s’il vient à perdre cette idole providentielle sur le culte de laquelle il a édifié son église, c’est son empire illusoire qui s’effondrera.
À travers cette version du fils prodigue, qui demeurera énigmatique jusqu’au bout, affleure dans Midnight Special cette intrusion paranoïaque du surnaturel qui donnait soudain une autre dimension à Take Shelter (2011) et cet ancrage chez les cul-terreux de l’Amérique profonde qui servait de cadre à Mud, sur les rives du Mississippi (2012), lointain héritage des romans de Mark Twain ancrés dans l’intemporalité d’un monde rural qui n’a que très peu changé depuis l’installation des premiers pionniers. Véritable alter ego du cinéaste, le comédien Michael Shannon s’avère une nouvelle fois prodigieux dans cette chasse à l’homme qui n’est pas sans nourrir quelques similitudes audacieuses avec Rencontres du troisième type (1977) et E.T, l’extra-terrestre (1982), de Steven Spielberg, par sa thématique générale, et même s’il croise et brouille à dessein le postulat de ces deux classiques. Celui par qui le scandale arrive est en l’occurrence l’incarnation même de l’innocence : une sorte de messie charismatique et énigmatique qui va devenir malgré lui l’enjeu d’un combat finalement assez dérisoire, en regard de ce qu’il semble représenter. Car il restera jusqu’au bout le maître de ce jeu dangereux, que ce soit en réunissant ses parents (dont Kirsten Dunst, enfin de retour dans un univers qui évoque parfois visuellement celui de son dernier opus véritablement ambitieux, Melancholia de Lars von Trier) ou en choisissant lui-même son interlocuteur en la personne d’un agent des services secrets pétri d’humanité (Adam Driver dans ce qui pourrait être son meilleur rôle à ce jour).
Contrairement à celui qu’il considère comme son maître à filmer, Terrence Malick, Jeff Nichols ose franchir les limites de la rationalité, quitte à se hasarder jusqu’aux confins d’un univers de science-fiction qui ne dévoilera en définitive aucun de ses secrets. Mais, comme le réalisateur de Tree of Life, ce n’est que pour mieux s’interroger sur la signification profonde de la condition humaine. Certes, Nichols donne lui aussi beaucoup à voir, et encore plus à méditer, mais il n’en oublie pas pour autant de stimuler notre imagination en s’appuyant sur une figure de style traditionnelle du cinéma classique : la poursuite. Quant à la finalité de ce road movie à tiroirs, elle réside dans une utopie présentée en tant que telle : la réunion du noyau de base de la société américaine, la famille. À ceci près que, cette fois, c’est l’enfant qui reforme le couple parental. Un message très fort, et que certains qualifieront sans doute de réactionnaire, dans le contexte d’une société atomisée de cellules recomposées.
Délibérément à l’image de son titre trompeur, Midnight Special est une fascinante invitation au voyage qui s’élève contre l’intolérance et plaide d’une façon parfois lyrique en faveur d’une société plus humaine, en dénonçant les faux prophètes devenus les marchands du temple. On y entrevoit même la chimère d’un monde meilleur, semblable à une sorte de royaume des cieux idéalisé, là où, dans Take Shelter, c’était le ciel qui tombait littéralement sur la tête du père de famille perturbé qu’incarnait déjà Michael Shannon. Il émane décidément de l’univers de Jeff Nichols, dans sa cohérence et sa globalité, un paradigme singulier dont l’ambition même porte la marque d’un artiste majeur. Midnight Special porte aussi la marque de sa fidélité à son équipe, du chef opérateur Adam Stone, avec qui il a débuté, au compositeur David Wingo et au décorateur Chad Keith, avec lesquels il collabore depuis Take Shelter, à la monteuse d’Oliver Stone, Julie Monroe, qu’il emploie depuis Mud. Reste toutefois à savoir si on donnera à cet esprit libre les moyens de s’épanouir, comme à Christopher Nolan avant lui, ou si le système le condamnera peu à peu à rentrer dans le rang, quitte à succomber au conformisme, à l’instar des frères Wachowski, par exemple. Sous couvert d’épouser les codes narratifs les plus éprouvés, Jeff Nichols aborde des thèmes d’une ambition rare, sans jamais chercher à diriger notre regard, son seul prosélytisme avéré relevant… du septième art dont il est en train de devenir un nouveau maître. Sans tapage, mais avec beaucoup d’élégance.
Jean-Philippe Guerand
Réal.: Jeff Nichols. Scn. : Jeff Nichols. Dir. Phot. : Adam Stone. Mus. : David Wingo. Mont. : Julie Monroe. Déc. : Chad Keith. Cost. : Erin Benach.
Int. : Jaeden Lieberher, Michael Shannon, Joel Edgerton, Kirsten Dunst, Adam Driver, Sam Shepard.
Prod. : Sarah Green et Brian Kavanaugh-Jones pour Tri-State Pictures et Warner Bros. Dist. : Warner Bros.
Durée : 1h51. Sortie France : 16 mars 2016.