Critique

Publié le 27 septembre, 2024 | par @avscci

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Megalopolis de Francis Ford Coppola

Que dire face à un long métrage porté presque pendant un demi-siècle par son metteur en scène, particulièrement quand celui-ci est une légende, le fameux parrain du 7e Art, le mythique Francis Ford Coppola ? Les larmes du cinéaste lors de l’une des présentations du film, et ses mots soulignant sans ambiguïté sa volonté de faire de Megalopolis son héritage, le point final de sa si prestigieuse carrière, renforçant encore, jusqu’à l’absurde, les attentes et enjeux d’une œuvre dans laquelle le réalisateur semble avoir tout mis : son argent (ses fonds personnels), du temps, sa vision du monde, une partie non négligeable de sa réputation… Comment aborder Megalopolis, avec tout ce que le film charrie sur, et en dehors de l’écran ? Sans doute en acceptant un long métrage qui ne peut être à la hauteur de ses propres attentes, et qui prend surtout un malin plaisir, un plaisir juvénile, à ne pas être le film que tous imaginaient et attendaient du vieux maître.

Les films portés pendant des décennies par leur auteur sont rarement à la hauteur de l’attente, de leur histoire. Les raisons sont bien entendu spécifiques à chaque œuvre, mais l’on peut malgré tout dégager une sorte de généralité, qui fait partie même du délai. Beaucoup de cinéastes vont en effet fréquemment piocher dans l’esthétique ou les idées de leurs projets non concrétisés, afin de les injecter dans les long métrages mis en scène entre temps. Et ainsi, par un phénomène logique, l’œuvre originale est finalement vidée d’une partie de son essence, de ses principes les plus brillants, lorsqu’elle aboutit. Sans être dans la tête de Coppola, il n’est pas difficile d’identifier Le Parrain 3, et son intrigue mélangeant la religion, Rome, le pouvoir et le banditisme, comme le long métrage le plus proche de Megalopolis. Dans les faits, Coppola avait, à la fin des années 80, préparé en même temps les deux œuvres, qui devaient se tourner en Italie l’une à la suite de l’autre, avant que la production de Megalopolis ne s’effondre. Les points communs thématiques et narratifs sont multiples mais justement, précisément, Megalopolis n’est pas Le Parrain, et cette observation apparemment simple explique néanmoins en grande partie l’accueil cannois du film. Pour dire les choses clairement, le cinéaste a refusé de donner au public, aux critiques, ce qu’ils attendaient, voulaient. De fait, les rumeurs mêmes ayant émané du tournage faisaient ressortir un fantôme presque oublié, celui du Coppola d’Apocalypse Now et, surtout, de Coup de cœur, du réalisateur jusqu’au-boutiste et un brin mégalo, dont l’envie de saisir, en tournant, l’essence de son film et de son sujet a rendu folles bien des équipes. Cet artiste avait dû disparaître à la suite de l’échec commercial massif de Coup de cœur, pour laisser la place à Coppola, le mercenaire de talent, remboursant en films hollywoodiens ses lourdes dettes. Mais, maintenant que toutes les ardoises sont payées, le Coppola fou, délirant, fiévreux et joueur ressurgit subitement, armé de son propre argent. Comme au début des années 80, le plateau du film fut donc une sorte d’expérimentation humaine, artistique, financière (Adam Driver l’a comparé à du théâtre expérimental) faisant de la folie du tournage l’essence même de son récit, dans une fusion évidente entre l’artiste Coppola et l’architecte héros de l’histoire, entre la fabrication du film et celle de la cité Megalopolis.

Un autre genre d’apocalypse

Ainsi, le drame tragique, sombre et beau, dans la veine du Parrain, n’est pas livré à la foule. Les teintes obscures, remplies d’ombres et de silences graves, de la célèbre trilogie sont absentes, remplacées par des couleurs parfois presque criardes, des images agressives flirtant avec un kitsch plutôt assumé. Celui-ci est en fait inévitable au vu du sujet : la quête d’un architecte dont l’ambition est de créer une cité idéale, Megalopolis, au cœur d’un New York fictif, au croisement de la Rome antique et de la ville américaine dans les années 80, avant la gentrification des années 1990. Ce lieu improbable permet au cinéaste de créer des images, des séquences, davantage proches du péplum (sur un mode baroque pouvant rappeler le Satyricon de Fellini) que de la tragédie digne et funèbre qui était clairement attendue par la presse et les spectateurs. Il est néanmoins évident, malgré l’aspect halluciné du monde ici décrit, que le récit est profondément personnel. L’interprétation autobiographique a toujours ses limites, mais elle ne peut être entièrement négligée, spécialement pour un récit porté depuis si longtemps par son auteur. Sans trop pousser le raisonnement, il est évident que Coppola se projette dans son personnage principal, avec générosité et narcissisme à la fois. Le protagoniste est architecte, Coppola est cinéaste, mais la notion de bâtisseur a toujours été au cœur de la carrière du metteur en scène, dont les ambitions ont toujours largement dépassé la réalisation. Megalopolis peut-être être appréhendé, bien entendu, comme une version à peine déguisée de la saga d’American Zoetrope, la société que Coppola a tenté de transformer au moins à deux reprises, en studio/monde, dans lequel pourrait émerger une nouvelle et meilleure industrie cinématographique. La mégalomanie de Coppola est ici assumée jusqu’à devenir touchante, l’artiste se recréant sous les traits d’un génie forcément fascinant, brillant, jalousé et incompris.

Le triomphe fictionnel de l’artiste

A partir de là, l’œuvre se déploie de façon imprévue. À tout prendre, si l’on doit poser une comparaison, Megalopolis se rapproche davantage d’Apocalypse Now que des Parrain. Le ton sombre, élégiaque, de la trilogie fait place à un trip sensoriel, confus, souvent déroutant. Comme dans le célèbre film de guerre du cinéaste, le long métrage est un torrent de questions, souvent totalement non résolues. L’idée est plutôt de faire corps jusqu’à la rupture avec le héros, avec ses doutes, ses angoisses, sa folie surtout. C’était celle du conflit vietnamien dans Apocalypse Now, c’est ici la fièvre de l’utopie, de l’ambition, de cette envie délirante qui tiraille et hante le cinéaste depuis la fin des années 1960. Megalopolis est très probablement un récit sur deux folies parallèles, celle du metteur en scène démiurge et celle de son protagoniste principal, parfaitement et intrinsèquement liées. Et, malgré la résolution positive et utopiste de l’histoire, la fin du film ne résout finalement absolument rien. Là où les Parrain apportaient une satisfaction morale évidente, même dans l’opacité du deuxième volet, Mégalopolis met un point d’honneur à être un océan de questions, d’interrogations, de thèmes qui s’entrechoquent dans un capharnaüm déroutant ou fascinant, selon la patience ou la perspective de chaque spectateur. Le cinéaste s’y met néanmoins parfaitement à nu, et son autoportrait a la brutalité, la non-élégance, qui accompagne souvent les confessions impudiques, et peut expliquer le flirt permanent avec l’absurde ou le mauvais goût. Le cinéaste n’est pas venu ici pour être poli ou policé, mais pour évoquer son propre cas, celui d’un artiste qui s’est voulu tout puissant et a été persuadé de pouvoir changer le monde. Ce qui explique d’ailleurs probablement pourquoi le New York entrevu derrière le mélange avec la civilisation romaine a des relents historiques précis : le club 54 (clairement évoqué dans l’une des premières séquences), la violence ayant précédé la gentrification des années 90. Le New York caché derrière Mégalopolis est évidemment calqué sur celui de la fin des années 1970, l’époque du sommet de la carrière de Coppola, celle où ses rêves de grandeur semblaient sur le point de tous se réaliser, avant l’échec et le retour à la froide réalité.

Le triomphe final du héros architecte/artiste/bâtisseur tient bien entendu de l’autobiographie fantasmée, Coppola tenant clairement de sublimer ses propres échecs (il n’a pas lui réussi à bâtir l’empire qu’il s’était promis de construire) à travers la réussite finale de son héros, acquise au prix de combats et de sacrifices. Que le protagoniste ne soit pas détruit par sa mégalomanie, par ses batailles, éloigne plus encore le film de la tragédie ou du modèle Don Quichotte auquel il peut par moments ressembler. Les dieux ne terrassent pas ici le héros, et ses affrontements contre le monde tournent à son avantage. C’est sans doute ici que l’on peut percevoir le long métrage/héritage présenté comme tel par Coppola à Cannes. Ultime œuvre du maître, Megalopolis tente de conclure la carrière du cinéaste en validant sa démarche, ses rêves, ses ambitions, en affirmant haut et fort qu’elles ont un sens, et qu’il est possible de bâtir une autre cité, un autre cinéma. C’est une rédemption que livre en fait Coppola, qui utilise le cinéma, la fiction, pour tenter de poser un point final positif à sa propre vie et valider, par l’art, la guerre qu’il a lui-même perdue. 

Pierre-Simon Gutman

Film américain de Francis Ford Coppola (2024), avec Adam Driver, Giancarlo Esposito, Nathalie Emmanuel. 2h18.




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