Critique

Publié le 17 juillet, 2024 | par @avscci

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Eat the night de Caroline Poggi et Jonathan Vinel

Caroline Poggi et Jonathan Vinel tracent depuis une dizaine d’années le sillon singulier et brûlant d’un cinéma de l’urgence, de la marge, et de la résistance face à un monde éminemment violent. Focalisés sur une jeunesse à fleur de peau, qui souvent ne se reconnaît pas dans la société où elle évolue, ils alternent une forme de naturalisme premier degré avec un romantisme exacerbé parfaitement assumé. De fait, les deux cinéastes agacent autant qu’ils séduisent, et proposent des œuvres au style si défini et reconnaissable que se profile depuis plusieurs années maintenant dans le court métrage, et probablement bientôt dans le long, tout un courant du cinéma français qui s’en inspire très largement. Ceci étant posé, leur deuxième long métrage s’inscrit dans la droite ligne du reste de leur travail, prolongeant notamment leur exploration des modes de refuge possibles – concret, symbolique ou virtuel – face à la douleur que représente le réel. Pour Apo, adolescente solitaire qui adule son grand frère Pablo, c’est un jeu vidéo en ligne multi-joueurs, Darknoon. Pour Pablo, justement, qui gagne sa vie en fabriquant et vendant de l’extasy, c’est une maison cachée au milieu des bois dont personne ne connaît l’existence. Lorsque Darknoon annonce la fermeture définitive de ses serveurs, le monde d’Apo s’écroule. Pablo, au contraire, vit un nouveau départ en rencontrant Night, dont il tombe fou amoureux. Mêlant tragédie et thriller, comédie romantique ultra moderne et conte symbolique, Eat the night n’est jamais tout à fait là où on l’attend, même lorsque l’intrigue semble emprunter des autoroutes scénaristiques bien rodées (à commence par celle des règlements de compte en série), et conserve surtout la patte formelle et sentimentale de ses auteurs. Moins que le récit en lui-même, c’est donc l’atmosphère du film, et parfois ses parenthèses ou moments de pause, qui s’avèrent les plus convaincantes : des scènes d’amour très crues, une manière de capter la soif d’absolu de la jeunesse, un certain rapport à la solitude… Et surtout, une utilisation souveraine de l’univers vidéo-ludique, qui n’est ni le repoussoir habituel (violence, rivalité), ni le lieu de tous les fantasmes (action, adrénaline), mais au contraire une bulle apaisée et contemplative où la jeune fille peut justement se laisser aller. Pour l’occasion, Caroline Poggi et Jonathan Vinel ont fait créer spécialement un jeu vidéo dans lequel ils ont pu ajouter de la motion capture, et faire apparaître les avatars de leurs personnages avec le visage des acteurs qui les incarnent, dans un jeu d’hybridation assez bouleversant. Ces séquences sont de loin les plus réussies du film, permettant d’équilibrer et de faire allégoriquement tenir ensemble – jusque dans le finale – les différentes tonalités, inspirations et récits qui le constituent. Sans doute le film est-il parfois trop généreux dans ses effets et ses perceptions, mais les deux cinéastes ont bien compris qu’un tel geste de cinéma ne pouvait se faire à moitié. C’est leur fougue et leur sincérité qui retient Eat the night sur le fil étroit entre l’audace et le ridicule.

Marie-Pauline Mollaret

Film français de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (2024), avec Théo Cholbi, Erwan Kepoa Falé, Lila Gueneau, Mahamat Amine Benrachid. 1h46.




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