Publié le 20 septembre, 2022 | par @avscci
0Numéro 695 – La Traversée de Florence Miailhe
Pour commander, cliquez ici
Dossier La Traversée de Florence Mirailh
Florence Miailhe, l’animation en liberté
Florence Miailhe fait du cinéma depuis plus de trente ans, et c’est après être devenue une figure incontournable du court métrage d’animation qu’elle s’est lancée dans l’aventure de La Traversée. Cette fresque intime et bouleversante sur l’exil, entièrement réalisée en peinture à l’huile animée directement sous la caméra, arrive comme un point d’orgue dans une carrière saluée internationalement, et dont la cohérence esthétique comme thématique est indéniable.
PAR MARIE-PAULINE MOLLARET
Florence Miailhe n’est pas arrivée à l’animation par hasard. Très jeune, elle s’intéresse déjà aux formats animés. Pas tant aux productions Disney, qui sont alors quasi hégémoniques, qu’à d’autres types de films venus d’Europe de l’Est, comme ceux du Tchèque Jirí Trnka qui met en scène de grandes légendes de son pays avec des marionnettes, ou aux aventures rocambolesques de la petite taupe de Zdeněk Miler. Elle fabrique des flipbooks artisanaux et se passionne pour les dessins qui bougent.
« Ma mère était peintre, c’était bien de ne pas être tout à fait sur le même créneau. Dans l’animation, l’aspect technique prend le relais sur l’aspect pictural. J’étais donc partie avec l’envie de faire de l’animation, mais comme à l’époque ce n’était pas possible aux Arts déco, j’ai fait de la peinture et de la gravure », explique-t-elle. En parallèle, elle parfait sa culture animée en assistant aux projections organisées par l’Association française du cinéma d’animation (AFCA) ou en regardant des vidéos-cassettes à la bibliothèque de Beaubourg. Elle découvre La Planète sauvage de René Laloux et Fritz le chat de Ralph Bakshi, ainsi que des courts métrages de Youri Norstein, Alexander Alexeieff, Caroline Leaf ou encore Peter Foldès.
Pendant dix ans, elle fait de la peinture, de la gravure et des maquettes pour différents journaux. Pourtant, l’animation ne lui sort pas de la tête. Elle suit même un stage de six mois au Centre américain, coordonné par le réalisateur Serge Verny. C’est ainsi qu’elle apprend les rudiments et fait ses premiers pas animés sur pellicule super 8. « J’ai fait des essais d’animation au pastel directement sur une feuille de papier. Déjà, ce qui m’intéressait, c’était d’animer directement sous la caméra. Une animation qui se construise un peu comme un tableau, avec seulement quelques recherches faites à l’avance. »
Une peinture qui se met à bouger
C’est le peintre et réalisateur Robert Lapoujade, un ami de sa mère, qui l’encourage à acheter une caméra 16mm et à se lancer. S’inspirant des croquis qu’elle a faits pendant un an dans différents hammams pour une série de toiles et un livre de sérigraphies, elle réalise son premier court-métrage au pastel sec en animation directe : la première image est dessinée sur une feuille de papier, puis transformée peu à peu directement sous la caméra pour créer le mouvement du plan. Le film est pensé comme une sorte de déambulation, Hammam (1991). Elle y teste son idée d’une peinture « qui se met à bouger » et s’aperçoit que tout ce qu’elle avait imaginé était possible. « Le plan est véritablement créé au moment où on le fait : les couleurs, les mouvements, tout naît au moment de la réalisation. C’est le geste qui compte. Le moment où on fait les choses. L’image n’est jamais fixe, elle se renouvelle constamment. On ne s’arrête jamais à quelque chose qui devrait être parfait. Dans l’animation, chaque image en entraîne une autre, et des choses imprévues arrivent, dont on se sert. La matière guide véritablement l’animation. C’est un dialogue entre elle, le support, et l’histoire qu’on a à raconter. » La réalisatrice a trouvé son mode d’expression, et cette notion d’instantanéité qui l’accompagnera dans tous ses films.
On retrouve d’ailleurs dans ce premier court métrage une partie de son cinéma : une large part laissée à l’improvisation, bien sûr (on y voit mêmes les repentirs, les modifications apportées à la peinture), une palette chromatique colorée (elle utilise des pastels purs), l’étude d’un lieu dans lequel on s’immerge, l’importance des corps. Le film reçoit le prestigieux prix Émile Reynaud (du nom du pionnier de l’animation, qui le 28 octobre 1892, présenta la première projection de ses « pantomimes lumineuses ») et ouvre immédiatement à la réalisatrice les portes du monde de l’animation.
Elle enchaîne donc avec Schéhérazade, qui revisite le fameux Conte des Mille et une nuits dans une version à la fois sensuelle (dans sa manière de montrer les ébats des amants dans les jardins du palais) et relativement frontale lors de ses séquences de massacre. C’est une explosion de couleurs vives et pures, dans de larges aplats de rouges ou de bleus, avec des éclats verts, jaunes, orangés… Les corps nus sont voluptueux, offerts aux étreintes. Une voix off, celle de la sœur de Schéhérazade, nous guide dans le récit. C’est son point de vue qui prévaut et, plus généralement, l’intelligence des femmes (mais aussi leur revendication d’une sexualité libre) y supplante la jalousie obtuse et meurtrière des hommes. Il y est notamment question en conclusion de la « transformation de l’ogre en homme, et de l’homme en père, par la seule force des mots ». Le film reçoit une mention spéciale du jury au Festival de Clermont-Ferrand en 1996.
Un bouillonnement de mouvements et de couleurs
La même année, la réalisatrice reste dans la thématique des Mille et une nuits avec Histoire d’un prince devenu borgne et mendiant, pour une soirée thématique sur Arte, puis renoue avec une veine plus documentaire dans Au premier dimanche d’août, qui plonge le spectateur dans l’ambiance chamarrée d’un bal de campagne. Comme Hammam, le film est une succession de scènes saisies sur le vif, dans lesquelles la danse, et donc le mouvement, sont les principaux fils narratifs. Florence Miailhe y capte à la fois l’atmosphère de fête, le plaisir de la danse, et une multitude de sous-intrigues souvent cocasses ou drôles : deux chiens qui semblent pris dans la ronde des danseurs, une bagarre représentée comme un ballet, des rencontres amoureuses éphémères ou passionnées. Pour accentuer l’effet documentaire, des sons directs – captés dans de véritables fêtes – se mêlent à la musique. Dans le même temps, et sans que cela soit antinomique, Florence Miailhe ne cherche pas à reproduire fidèlement la réalité, mais à la transcrire dans un bouillonnement de mouvements et de couleurs qui confinent parfois à l’abstraction, ou à l’allégorie visuelle, comme lorsque les visages des amoureux fusionnent pour n’en former plus qu’un.
Au premier dimanche d’août, qui est récompensé par le César du meilleur court métrage en 2002, est le dernier film de la réalisatrice à être tourné sur support 35 mm, ce qui signifie concrètement qu’il est entièrement animé « à l’aveugle », le résultat n’étant visible que lors du développement de la pellicule, soit plusieurs semaines après la réalisation des images. « Ce n’est qu’en visionnant le plan que l’on décidait a posteriori s’il était bon, ou s’il fallait le recommencer », se souvient Florence Miailhe qui a réalisé ses quatre premiers films dans ces conditions. « À l’époque, tout se faisait directement à l’image, sans possibilité de trucages, qui étaient trop onéreux. Il fallait imaginer le mouvement en amont, faire un croquis et rester concentré pendant toute la séquence d’animation. Parfois, on oubliait un mouvement… et souvent, on se rendait compte que ça ne se voyait pas tant que ça, heureusement ! Maintenant, on voit et revoit les images au fur et à mesure, on va vers un perfectionnisme de plus en plus important. Alors qu’en fait ce n’est pas la perfection que l’on cherche. Ce n’est pas ça qui est intéressant. Après une seule vision, le spectateur ne peut pas voir qu’un personnage a oublié de bouger dans le fin fond du plan à gauche, ou qu’on a oublié une poussière de pastel sur le plan ! Mais maintenant, quand on s’en aperçoit, on se sent obligé de corriger… »
Après avoir réalisé une séquence du documentaire Le Sage de Bandiagara de Louis Decque pour Arte (Les Oiseaux blancs, les oiseaux noirs, d’après un texte d’Amadou Hampaté Ba, parabole sur le bien et le mal à la beauté plastique et à la force allégorique époustouflantes), la réalisatrice poursuit son œuvre personnelle avec Conte de quartier, qui reçoit une mention spéciale au Festival de Cannes. Il s’agit à nouveau d’un film immersif et dénué de dialogues, mais avec une narration plus marquée que dans Hammam ou Au premier dimanche d’août. Dans un quartier en rénovation, largement inspiré des bouleversements qu’a connus le XIIIe arrondissement de Paris, sept personnages reliés par une poupée se croisent lors d’une folle journée, qui va voir un félin se promener seul dans les rues et un monstre marin émerger de la Seine. C’est à la fois le portrait d’un lieu et celui d’une poignée de personnages archétypaux croqués avec humour. Plus nettement que dans les films précédents, et comme pour annoncer La Traversée, l’observation quasi documentaire du réel se teinte d’une dimension fantastique qui fait basculer le film vers le conte, au sens fort du terme.
Hymne audacieux à la liberté
Matières à rêver, film de commande réalisé deux ans plus tard dans le cadre de la collection « Cyprine » pour France 2, qui avait demandé à cinq réalisatrices de livrer un court métrage sur la sexualité féminine, est par essence plus intime et sensuel, mêlant à la fois érotisme ludique et suggestion lascive, dans une forme libre qui joue avec la matière et s’improvise au fur et à mesure du récit. La réalisatrice n’hésite d’ailleurs pas à se mettre en scène en tant qu’artiste à travers sa main (symbole fort de la création) qui apparaît à l’écran, en train de peindre les lettres du titre, formées de figures qui évoquent celles du Kâma-Sûtra. Puis cette même main « efface » l’image obtenue et révèle la première scène du film : un couple d’amants enlacés. À la fin, elle apparaît à nouveau pour dessiner sur le sable la silhouette de son héroïne. Si Matières à rêver se distingue par sa dimension presque méta (« Trouver matière à fantasmer dans la manière même de peindre » explique le résumé, le geste lui-même devenant partie intégrante du récit), il est surtout un hymne audacieux et plein d’humour à la liberté sexuelle féminine, en écho au reste de son œuvre.
La réalisatrice revient ensuite au domaine des mythes et légendes avec le projet d’adaptation des Métamorphoses d’Ovide pour France Télévision, en compagnie des réalisatrices Élodie Bouédec et Mathilde Philippon-Aginski. Le projet aboutira à six courts métrages en sable, réunis ensuite dans le film Méandres (2013). Elle réalise également l’animation pour certains épisodes de l’émission Karambolage, sur Arte, notamment celui consacré au hammam. En 2015, elle s’initie à la technique de l’écran d’épingles (créé par Alexandre Alexeïeff et Claire Parker au début des années 1930, dans l’idée de transposer à l’animation le procédé de la gravure) lors d’un atelier organisé par le CNC. Un court métrage, 25, passage des oiseaux, brève évocation poétique et sensuelle sculptée dans l’ombre et la lumière, verra le jour en 2019.
En parallèle, depuis le milieu des années 2000, Florence Miailhe porte son projet de long métrage, qu’elle souhaite réaliser en peinture animée, et avec une liberté proche de celle dont elle dispose dans ses courts. Lorsque l’idée prend forme dans son esprit, aucun long n’a jamais été fait avec cette technique. Finalement, un autre film en peinture animée sort avant la fin de la production de La Traversée (La Passion Van Gogh de Dorota Kobiela et Hugh Welchman, 2017). Pour autant, il est impossible de comparer les deux projets, et La Traversée demeure – du moins pour le moment – le seul long métrage peint réalisé de manière extrêmement artisanale (une douzaine d’animateurs quand le film britannique a mobilisé plus d’une centaine de peintres chargés de copier le plus fidèlement possible les tableaux de Van Gogh), sans recours à la rotoscopie pour animer les personnages, et surtout avec le désir revendiqué de laisser une part d’interprétation et même parfois d’improvisation aux animateurs.
La Traversée s’inscrit ainsi très harmonieusement dans la continuité de l’œuvre de la réalisatrice, ce qui n’est pas toujours évident lors du passage du court au long métrage en animation. Au-delà de sa palette chromatique et de son univers visuel, on y retrouve en effet les éléments qui traversent ses films : mélange d’observation documentaire et de représentations oniriques et allégoriques, présence forte du féminin, refus du manichéisme… et bien sûr une ode à la liberté en forme de signature espiègle. C’est aussi le film dans lequel Florence Miailhe a probablement mis le plus d’elle-même (s’inspirant de l’histoire de sa famille et des dessins de sa mère, et allant jusqu’à lui prêter sa voix), offrant une formidable porte d’entrée dans son travail à ceux qui n’avaient pas la chance de le connaître, et confirmant aux autres s’il en était besoin la singularité de son style et la puissance de son regard.
Marie-Pauline Mollaret