Publié le 5 mai, 2022 | par @avscci
0Entretien avec Cédric Klapisch à propos de En corps
Cédric Klapisch est entré dans le cinéma par un court métrage qui est resté dans les annales, Ce qui me meut. Un hommage à Étienne-Jules Marey, un savant fasciné par la mobilité des êtres vivants, qui a passé une bonne partie de sa vie à observer le mouvement des chevaux et celui des hommes. Inventant au passage le fusil photographique, qui permettait de prendre plusieurs clichés à une cadence suffisante pour détailler chaque phase du mouvement. Et Klapisch d’adresser un clin d’œil à ce pionnier méconnu à travers un générique incroyable, dont on se souviendra longtemps, digne des plus beaux de Saul Bass. Où l’on observe les pas des danseuses au ralenti. C’est magnifique, c’est aérien, c’est magique…
PROPOS RECUEILLIS PAR YVES ALION
Cédric Klapisch aime la danse, et si son domaine est le 7e Art, ses films précédents ne cachaient rien de son appétence pour le 6e, qui regroupe théâtre, mime, cirque et danse. Le personnage central d’En corps est donc une jeune danseuse classique à qui l’une de ses jambes fait soudain défaut. Elle est évidemment désespérée, avant de faire front et trouver un autre moyen de faire montre de son talent, via la danse contemporaine. Le film ne pouvait évidemment pas se contenter de seconds couteaux au moment de montrer les ballets. C’est à une professionnelle, Marion Barbeau, première danseuse à l’Opéra de Paris, que le rôle d’Élise Gautier a été confié. Elle y est absolument vibrante, y compris dans les scènes de comédie. Et le chorégraphe israélien Hofesh Shechter interprète son propre rôle. Qu’il s’agisse des entrechats de la première partie ou des déplacements plus en force de la seconde, force est de reconnaître que Klapisch sait filmer. Il a su nous intégrer à la troupe, nous faire partager la tension d’avant le spectacle, comme le soulagement et le bonheur qui s’invitent à son issue. Mais En corps ne se contente pas de montrer la danse, il nous parle du corps. Le corps qui dialogue avec l’esprit, qui parfois s’entend avec lui comme larrons en foire, et qui parfois lui fait faux bond. La chute d’Élise n’est-elle pas en partie due à une contrariété amoureuse ? Et sa renaissance à l’apprentissage de la confiance en soi ? En corps n’est pas seulement une ode à la danse, c’est aussi une réflexion sur le bien-être. Qui n’élude évidemment aucune dimension sociale ni ne passe sous silence les accidents de la vie avec lesquels il va bien falloir composer. Les différents personnages secondaires, qu’il s’agisse des amies d’Élise, de ses sœurs, de son père, victime d’un veuvage qui le pousse à se renfermer sur lui-même, tous sont confrontés à des choix de vie. C’est d’ailleurs sans doute le thème le plus récurrent, le plus entêtant du cinéma de Klapisch, celui du choix. En corps n’est pas pour autant un pur manifeste philosophique, c’est un film qui s’adresse à tous, avec ses pleins et ses déliés, des rebondissements et des faux plats. Qui n’oublie pas non plus de nous faire rire. En corps n’est pas seulement l’un des plus beaux films du moment, c’est sans conteste l’un des plus aboutis de l’auteur du Péril jeune…
Vous avez déjà effectué un documentaire sur Aurélie Dupont en 2010. Depuis, vous avez participé à un autre documentaire pendant le confinement sur l’Opéra de Paris. Vous êtes fasciné par l’univers de la danse…
Cédric Klapisch : Oui, j’ai commencé à aller voir des spectacles de danse assez tôt. J’ai une culture de spectacles de danse, je connais beaucoup de chorégraphes, beaucoup de danseurs. Pendant longtemps, je n’en ai rien fait, pour ainsi dire, c’était un simple plaisir personnel. Puis au fur et à mesure, cela a un peu infusé mes films. Le fait de regarder des chorégraphies, de se poser des questions de chorégraphie, de scénographie, cela s’intègre dans les films à certains moments. Mais cela faisait longtemps que j’avais envie de faire un film sur la danse, avec des danseurs.
Au regard de vos film précédents, on peut se poser deux questions : celle de la chorégraphie et celle du corps des comédiens…
C. K. : C’est vrai que j’ai toujours été intéressé par les corps. Quelqu’un me faisait justement remarquer que dans tous mes films, Romain Duris court. Filmer des corps en mouvement – et pas seulement des corps dénudés ou visant une forme de sensualité – m’intéresse. Le premier film que j’ai fait, Ce qui me meut (1989), c’est l’histoire de quelqu’un [Étienne Jules Marey, ndlr] qui a inventé le cinéma pour étudier le mouvement des corps. Donc c’est vrai que ce n’est pas un hasard s’il y a des gens dans mes films comme Cécile de France, ou Zinedine Soualem qui ont commencé par le mime. Ils ont un rapport au corps vraiment très particulier. Souvent, je me retrouve avec des acteurs qui ont ce genre de rapport au corps.
Ce sont donc des questions que vous vous posez lors du casting ?
C. K. : Pas frontalement, mais inconsciemment, bien sûr. Mais par exemple j’ai déjà choisi des acteurs en les faisant courir. J’ai fait de l’athlétisme il y a fort longtemps, et je sais que lorsque quelqu’un court, il y a quelque chose de sa personnalité qui s’imprime dans sa façon de courir. Donc pour certains films où il y avait des scènes de courses, je savais qu’il fallait que je vérifie la manière dont les gens couraient pour choisir l’acteur.
Et c’est d’ailleurs la même chose avec la danse…
C. K. : Oui, et c’est pour cela que je dis que c’est inconscient car dans le casting de ce film, il y avait vraiment la volonté de choisir la façon de danser des gens. Mais c’était la première fois.
Une partie des comédiens sont des danseurs. Sont-ils venus sans aucune expérience du jeu ?
C. K. : En fait, tous les danseurs étaient très intéressés, et tous ceux que j’ai auditionnés savaient jouer. C’était très troublant au casting de voir que quand quelqu’un sait danser, il sait forcément jouer.
Et c’est aussi souvent vrai pour les chanteurs qui interprètent des rôles. Finalement la fibre artistique est souvent pluridisciplinaire !
C. K. : Il y a le fait de se présenter sur scène. C’était vrai de Jacques Brel, ou d’Yves Montand, et c’est vrai d’un danseur. Même si son activité de base est ailleurs, sur l’usage de son corps, la musique ou autre, il est habitué à incarner des personnages et à se présenter devant les autres. Dans la danse, évidemment cela ne passe pas par les mots, donc il y a l’apprentissage des mots, de la façon de parler, mais sinon c’est vraiment la même attitude.
Et comment s’est fait le choix de Marion Barbeau ?
C. K. : Cela s’est fait au casting. J’ai auditionné des danseurs et des danseuses. Je savais que le personnage principal serait une danseuse. Il fallait que ce soit quelqu’un qui puisse faire de la danse classique et contemporaine, donc cela limitait quelque peu les choix. J’ai dû voir une vingtaine de personnes, et puis Marion s’est imposée. C’est presque celle qui avait le plus envie. Et j’ai appris plus tard qu’elle adorait le cinéma, ce qui lui donnait aussi une culture de jeu.
Comment a t-elle réagi confrontée à des comédiens professionnels ?
C. K. : Cela lui a fait peur au début, lorsque je lui ai dit qu’il allait y avoir Pio Marmaï, François Civil, Denis Podalydès, Muriel Robin etc. Mais dès les premières lectures, elle a vu que c’était un plaisir. Et puis elle est tombée avec des gens qui aiment la danse et avaient une grande bienveillance à son égard.
Pour les parties dansées, dans la mesure où les danseurs en savaient un peu plus que vous, comment s’est faite la direction sur les parties où l’acteur était davantage dans son domaine que le metteur en scène ?
C. K. : Il y a eu une vraie collaboration avec les chorégraphes. Il y avait une chorégraphe pour la danse classique et Hofesh Shechter pour la danse contemporaine, donc il y a eu beaucoup de dialogues à deux. Évidemment, pour la danse classique, comme c’est très technique, c’était beaucoup la chorégraphe qui s’occupait de diriger Marion. Après, j’intervenais pour la partie jouée. Par exemple, il y a une scène où elle se rend compte que son petit copain la trompe, et elle doit jouer les émotions que cela suppose.
Ce qui vous permet d’introduire la relation entre le mental et le corps…
C. K. : Oui. En tout cas, c’est beaucoup de travail préparatoire pour la danse, c’est-à-dire que moi, mon assistant, toute l’équipe avons dû apprendre, nous adapter. Par exemple un danseur ne peut pas danser s’il n’a pas minimum une heure d’échauffement avant. Donc nous avons dû intégrer cela au plan de travail. Marion nous avait également dit qu’elle avait besoin d’au moins trois semaines, un mois de battement entre les scènes de danse classique et celles de danse contemporaine. Ces habitudes de préparer son corps etc., ne sont pas nécessaires sur le jeu.
C’est donc le chorégraphe israélien Hofesh Shechter qui a pris en main toute la partie contemporaine du film. Connaissiez-vous son travail avant le film ?
C. K. : En fait, je l’ai rencontré en faisant la captation d’un spectacle à l’Opéra il y a environ quatre ans. Nous nous sommes très bien entendus. Ce fut vraiment une rencontre dans les deux sens car de mon côté j’avais vu un de ses spectacles que j’avais beaucoup aimé. Lui connaissait mes films… Il fait partie de l’école israélienne de la Batsheva, la compagnie de Tel Aviv. Un grand monsieur, qui s’appelle Ohad Naharin a créé le style « Gaga » – qui a d’ailleurs donné un super documentaire qui s’appelle Mister Gaga. Il a par la suite formé toute une série de personnes, dont Hofesh.
Marion Barbeau le connaissait-elle également ? Comment s’est-elle intégrée à son travail ?
C. K. : Elle le connaissait. En fait j’ai rencontré Marion pendant la captation d’Hofesh à l’Opéra. Donc je savais qu’elle pouvait intégrer la chorégraphie d’Hofesh.
Quelles étaient les difficultés de mise en scène, de cadrage, de répétitions etc. Comment avez-vous choisi où placer la caméra ?
C. K. : Pour les scènes de répétitions, nous avons vraiment filmé de façon documentaire, à deux caméras. En revanche, pour les scènes de spectacles qui étaient très répétées, j’assistais aux répétitions de manière à voir quels étaient les déplacements à la fois danseur par danseur, et du corps de ballet. Donc sur les spectacles filmés, nous pouvions vraiment nous préparer et savoir comment faire. Pas loin de la captation, finalement.
Ces spectacles ont-ils réellement eu lieu ?
C. K. : Comme nous étions dans une période où il n’y avait pas de spectacles, ce sont des spectacles que nous avons chorégraphiés, avec très peu de figurants, et nous avons augmenté le nombre de spectateurs par la suite.
On retrouve dans En corps comme souvent dans votre cinéma, l’amour de la ville. Paris parle d’urbanisme, Chacun cherche son chat se déroule dans un quartier précis… On a l’impression que vous repérez énormément afin que l’architecture rentre en ligne de compte dans votre propos. Est-ce le cas ?
C. K. : C’est vrai que c’est quelque chose que l’on retrouve dans tous mes films. Je m’en suis rendu compte en tournant Ce qui nous lie, car c’était le seul film que j’ai tourné à la campagne. Je savais que j’avais un lien fort avec Paris, mais c’est vrai de façon plus générale que j’aime filmer les villes car elles mettent en place l’interaction des êtres humains, elles les mettent en scène. Il y a eu Barcelone, New York, Londres, Saint Pétersbourg… À chaque fois le choix de la ville, implique des interactions différentes.
En tant que touriste, qu’est-ce qui vous touche en premier dans une ville ?
C. K. : Chaque ville développe des choses différentes. Que l’on aille à Tokyo, New York, Rio, ou Tel Aviv, ce qui frappe n’est jamais la même chose. J’ai par exemple beaucoup tourné à Londres, et c’est une ville que je ne comprends pas d’un point de vue urbanistique, et c’est cela qui peut justement me plaire. C’est le contraire à New York qui est tellement alignée… Il faut être à l’écoute de ce qu’est une ville pour pouvoir retranscrire les choses.
Le fait de se retrouver en Bretagne au bout du monde, est-ce une façon de repartir à zéro ?
C. K. : Ça, c’était vraiment lié à l’histoire. C’est une réalité que les compagnies de théâtre vont se mettre au vert pour répéter. Mais l’histoire le demandait. Car cette danseuse souhaite arrêter de travailler, elle part ailleurs et quitte ses amis, son lieu de travail etc.
Le mélange d’émotions et de comique pur a-t-il été dosé dès l’écriture ?
C. K. : Oui. Il y avait déjà une difficulté de départ : comment mélanger de la danse avec de la fiction ? J’ai regardé beaucoup de comédies musicales et j’ai remarqué que presque toutes celles que je connais comprennent toujours un tiers de spectacle chanté ou dansé et deux tiers de fiction. Quand on parle de danse, on parle de vie donc je voulais qu’il y ait des éléments émotionnellement durs et d’autres plus comiques.
En même temps, filmer les tempêtes intérieures du personnage de Marion aurait été suffisant pour que le film tienne debout sans avoir besoin de parler du veuvage de son père ou encore du couple de Pio Marmaï…
C. K. : L’idée était justement de montrer différentes façons de bouger, différentes façons de jouer. À chaque fois que je tente une nouvelle histoire, j’essaie d’aller à fond dans ce qu’elle permet de faire. Là, comme la protagoniste danse, j’essaie de faire danser les autres aussi d’une certaine manière. Muriel Robin boite par exemple… Tout est axé là-dessus, sur le corps. Il y a aussi la diversité de choses traversées par cette jeune femme qui doit réapprendre à vivre et qui va passer par un feu d’artifice de situations tantôt drôles, tantôt difficiles, pendant que les autres personnages traversent des choses différentes en parallèle.
Vous semblez fasciné par ce moment de la vie où différents chemins s’ouvrent, où il y a des choix à faire. Le Péril jeune, L’Auberge espagnole, Ce qui nous lie…
C. K. : Pascale Ferran a trouvé pour l’un de ses films le plus beau titre concernant la jeunesse : L’Âge des possibles. J’aurais adoré pouvoir donner ce titre à l’un de mes films… C’est vrai que j’aime parler de cet âge-là, entre vingt et trente ans, même si on peut aussi changer de vie à quarante ans, d’ailleurs c’est le cas de Romain Duris dans Casse-tête chinois. En fait, ce n’est pas tellement la jeunesse qui m’intéresse mais plutôt cette idée de croisée des chemins et de choix de vie. Comme souvent mes histoires sont minuscules, ce ne sont pas des histoires d’espionnage ou de films d’action, elles se concentrent en effet sur ce genre de questionnements. Les gens pensent souvent que je suis obsédé par la jeunesse mais je suis en train de retravailler avec l’équipe de la trilogie en ce moment pour la suite de Casse-tête chinois
Propos recueillis par Yves Alion / Mis en forme par Marion Durand
Réal. : Cédric Klapisch. Scén. : Cédric Klapisch et Santiago Amigorena. Phot. : Alexis Kavyrchine. Mus. : Hofesh Shechter et Thomas Bangalter. Prod. : Ce qui me meut/StudioCanal. Dist. : StudioCanal. Int. : Marion Barbeau, Hofesh Shechter, Denis Podalydès, Muriel Robin, Pio Marmaï, François Civil, Souheila Yacoub. Durée : 2h. Sortie France : 30 mars 2022.